"La rivière à l'envers" Chapitre I

PROLOGUE

L’histoire que voici se passe en un temps où l’on n’avait pas encore inventé le confort moderne Les jeux télévisés n’existaient pas, ni les voitures avec airbags, ni les magasins à grande surface. Or ne connaissait même pas les téléphones portables ! Mais il y avait déjà les arcs-en-ciel après la pluie, la confiture d’abricot avec des amandes dedans, les bains de minuit improvisés, enfin toutes ces choses qu’on continue à apprécier de nos jours. Il y avait aussi, hélas, les chagrins d’amour et le rhume des foins, contre lesquels on n’a toujours rien trouvé de vraiment efficace Bref, c’était... autrefois.

Chapitre 1

LES OISEAUX DE PASSAGE

L’épicerie de Tomek était la dernière maison du village. C’était une petite boutique toute simple avec, au-dessus de la vitrine, l’inscription ÉPICERIE peinte en lettres bleues. Quand on poussait la porte, une clochette tintait joyeusement, ding- ding, et Tomek se tenait devant vous, souriant dans son tablier gris d’épicier. C’était un garçon aux yeux rêveurs, assez grand pour son âge, plutôt osseux. Il ne servirait à rien de faire le détail des articles que Tomek vendait dans son épicerie. Un livre entier n’y suffirait pas, alors qu’un seul mot convient pour le dire, et ce mot c’est justement: « tout ». Tomek vendait « tout ». Entendons par là des choses utiles et raisonnables, comme les tapettes à mouches et l’élixir « Contrecoups » de l’abbé Perdrigeon, mais aussi et bien sûr des

objets indispensables comme les bouillottes en caoutchouc et les couteaux à ours.

Comme Tomek vivait dans son magasin, ou plutôt dans l’arrière-boutique de son magasin, il ne fermait jamais. Il y

avait bien une petite pancarte accrochée à l’entrée, mais elle était toujours tournée du même côté, celui qui indiquait OUVERT. Ce n’était pas pour autant un défilé continuel. Non. Les gens du village étaient respectueux et se gardaient bien de déranger à toute heure. Ils savaient seulement qu’en cas de besoin urgent, Tomek les dépannerait avec gentillesse, même au milieu de la nuit. Il ne faut pas croire non plus que Tomek ne quittait jamais sa boutique. Bien au contraire, il lui arrivait souvent d’aller se dégourdir les jambes ou même de s’absenter pour une demi-journée. Mais dans ce cas-là, le magasin restait ouvert et les clients se servaient tout seuls. A son retour, Tomek trouvait un petit mot sur le comptoir : « Pris un rouleau de ficelle à saucisson. Line » accompagné de l’argent du règlement, ou bien: « Pris mon tabac. Paierai demain. Jak. »

Ainsi tout était pour le mieux dans le meilleur des mondes, comme on dit, et cela aurait pu durer des années et même des siècles sans qu’il arrivât rien de particulier.

Seulement voilà, Tomek avait un secret. Oh, ce n’était rien de mal ni de tellement extraordinaire. Cela lui était venu avec tant de lenteur qu’il ne s’était aperçu de rien. Exactement comme les cheveux qui poussent sans qu’on s’en rende compte : un beau jour ils sont trop longs et voilà. Un beau jour donc, Tomek se retrouva avec cette pensée qui avait poussé à l’intérieur de sa tête au lieu de pousser dessus, et qu’on pouvait résumer ainsi: il s’ennuyait. Mieux que cela, il s’ennuyait... beaucoup. Il avait envie de partir, de voir le monde.

Depuis la petite fenêtre de son arrière-boutique, il regardait souvent la vaste plaine où le blé de printemps se balançait avec grâce, semblable aux vagues de la mer. Et seul le ding ding de la sonnette à la porte de la boutique pouvait l’arracher à sa rêverie. D’autres fois, très tôt, il allait marcher sur les chemins qui se perdaient dans la campagne, dans le bleu si tendre des champs de lin au petit jour, et cela lui arrachait le cœur de devoir rentrer à la maison.

Mais c’est à l’automne surtout, au moment où les oiseaux de passage traversaient le ciel, dans leur grand silence, que Tomek ressentait avec le plus de violence le désir de s’en aller. Les larmes lui en venaient aux yeux tandis qu’il regardait les oies sauvages disparaître à grands coups d’aile à l’horizon.

Malheureusement, on ne part pas comme cela quand on s’appelle Tomek et qu’on est responsable de l’unique épicerie du village, cette épicerie que son père avait tenue avant lui, et son grand-père avant son père. Qu’auraient pensé les gens? Qu’il les abandonnait? Qu’il n’était pas bien avec eux? Qu’il ne se plaisait plus au village? En tout cas ils n’auraient pas compris. Cela les aurait rendus tristes. Or, Tomek ne supportait pas de faire de la peine à autrui. Il résolut donc de rester et de garder son secret pour lui. Il fallait être patient, se disait-il, l’ennui finirait bien par s’en aller comme il était venu, lentement, avec le temps, sans qu’il s’en aperçoive...

Hélas, ce fut tout le contraire qui arriva. Sans compter qu’un événement considérable allait bientôt réduire à néant tous les efforts que Tomek faisait pour être raisonnable.

C’était la fin de l’été, un soir qu’il avait laissé la porte de sa boutique ouverte pour profiter de la fraîcheur de la nuit. Il était occupé à faire ses comptes sur son grand cahier spécial, à la lumière d’une lampe à huile, et il suçotait, rêveur, son crayon à papier, quand une voix claire le fit presque sursauter :

Est-ce que vous vendez des sucres d’orge ? Il leva la tête et vit la plus jolie personne qu’on puisse imaginer. C’était une jeune fille de

douze ans environ, brune comme on peut l’être, en sandales et dans une robe en piteux état. A sa ceinture pendait une gourde de cuir. Elle était entrée sans bruit par la porte ouverte, si bien qu’on aurait dit une apparition, et maintenant elle fixait Tomek de ses yeux noirs et tristes :

Est-ce que vous vendez des sucres d’orge?

Alors Tomek fit deux choses en même temps. La première, ce fut de répondre :

Oui, je vends des sucres d’orge.

Et la seconde chose que fit Tomek, lui qui de toute sa vie ne s’était pas retourné trois fois sur une fille, ce fut de tomber amoureux de ce petit brin de femme, d’en tomber amoureux instantanément, complètement et définitivement.

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Il prit un sucre d’orge dans un bocal et le lui tendit. Elle le cacha aussitôt dans une poche de sa robe. Mais elle ne semblait pas vouloir s’en aller. Elle restait là à regarder les rayons et les rangées de petits tiroirs qui occupaient un mur tout entier.

Qu’avez-vous dans tous ces petits tiroirs ?

J’ai... tout, répondit Tomek. Enfin tout le nécessaire... Des élastiques à chapeau ?

Oui, bien sûr.

Tomek escalada son échelle et ouvrit un tiroir tout en haut : Voilà.

Et des cartes à jouer ?

Il redescendit et ouvrit un autre tiroir :

Voilà.

Elle hésita, puis un sourire timide se forma sur ses lèvres. Cela l’amusait visiblement : Et des images... de kangourou ?

Tomek dut réfléchir quelques secondes puis

il se précipita vers un tiroir sur la gauche : Voilà.

Cette fois, les yeux sombres de la petite s’éclairèrent tout à fait. C’était si charmant de la voir heureuse que le cœur de Tomek se mit à faire des bonds dans sa poitrine.

Et du sable du désert ? Du sable qui serait encore chaud ?

Tomek gravit encore une fois son échelle et prit dans un tiroir une petite fiole de sable orange. Il redescendit, fit couler le sable sur son cahier spécial pour que la jeune fille puisse le toucher. Elle le caressa avec le dos de la main puis promena dessus le bout de ses doigts agiles.

Il est tout chaud...

Comme elle s’était approchée très près du comptoir, Tomek sentit sa chaleur à elle, et plus que sur le sable chaud, c’est sur son bras doré qu’il aurait voulu poser sa main. Elle le devina sans doute et reprit :

Il est aussi chaud que mon bras...

Et de sa main libre elle prit la main de Tomek et la posa sur son bras. Les reflets de la lampe à huile jouaient sur son

visage. Cela dura quelques secondes, au bout desquelles elle se dégagea en un mouvement léger, virevolta dans la boutique puis pointa enfin son doigt au hasard vers l’un des trois cents petits tiroirs :

Et dans celui-ci, qu’avez-vous dans celui- ci?

Oh, ce ne sont que des dés à coudre... répondit Tomek en versant le sable dans la fiole grâce à un entonnoir. Et dans celui-ci ?

—- Des dents de Sainte Vierge... ce sont des coquillages assez rares...

Ah, fit la petite, déçue. Et dans celui-là ?

Des graines de séquoia... Je peux vous en donner quelques-unes si vous voulez, je vous les offre, mais ne les semez pas n’importe où, car les séquoias peuvent devenir très grands...

Tomek avait cru lui faire plaisir en disant cela. Mais ce fut tout le contraire. Elle redevint grave et songeuse. A nouveau ce fut le silence. Tomek n’osait plus rien dire. Un chat fit mine d’entrer par la porte restée ouverte. Il s’avança avec lenteur, mais Tomek le chassa d’un geste brusque de la main. Il ne voulait pas être dérangé.

Ainsi vous avez tout dans votre magasin ? Vraiment tout ? dit la jeune fille en levant les yeux vers lui.

Tomek se trouva un peu embarrassé.

Oui... enfin tout le nécessaire... répondit- il avec ce qu’il fallait de modestie.

Alors, dit la petite voix fragile et hésitante, mais soudain pleine d’un fol espoir, sembla- t-il à Tomek, alors vous

aurez peut-être... de l’eau de la rivière Qjar ?

Tomek ignorait ce qu’était cette eau. Il ignorait aussi où pouvait se trouver cette rivière Qjar. La jeune fille le vit bien,

une ombre passa dans ses yeux et elle répondit sans qu’il eût à le demander: C’est l’eau qui empêche de mourir, vous ne le saviez pas ?

Tomek secoua doucement la tête, non, il ne le savait pas.

J’en ai besoin... fit la petite.

Puis elle tapota la gourde qui pendait à sa ceinture et ajouta : Je la trouverai et je la mettrai là...

Tomek aurait bien voulu qu’elle lui en dise

plus, mais déjà elle s’avançait vers lui en dépliant un mouchoir dans lequel elle tenait quelques pièces de monnaie. Je vous dois combien pour le sucre d’orge?

Un sou... s’entendit murmurer Tomek. La jeune fille posa la pièce sur le comptoir,

regarda encore une fois les trois cents petits tiroirs et fit à Tomek un dernier sourire. Au revoir.

Puis elle sortit de la boutique.

Au revoir... bredouilla Tomek.

La lampe à huile faiblissait. Il reprit place sur sa chaise, derrière le comptoir. Sur son grand cahier spécial encore ouvert, il y avait le sou de l’inconnue et quelques grains de sable orange.